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Histoire d'eau

Prologue

La date de la rédaction des 4 évangiles canoniques est un problème épineux. Ce qu'on croyait acquis dans les années 50, à savoir que L'évangile de Marc est le plus ancien (pas avant 70[1]), suivi de près par celui de Matthieu (en 80), puis Luc (90), et enfin Jean  (100-110), a été cette dernière décennie contesté par nombre d'historiens, théologiens et exégètes. Certains retardent la rédaction de ces textes de 20 à 30 années et plus, d'autres au contraire les font remonter, excepté les chapitres finals[2], avant la destruction du 2ème temple de Jérusalem (70 après J.C).
L'ordre chronologique même (Marc, Matthieu, Luc, Jean) est remis en question et parfois inversé, faisant même de Jean, le plus ancien évangéliste.
Cette savante polémique, dans laquelle chacun avance ces arguments
(parfois à partir de détails qui semblent anodins ou même dérisoires[3]), est parvenue à une impasse et tous désormais se retranchent sur leurs positions. Les plus pertinents ouvrages sur les Evangiles préfèrent alors escamoter l'obstacle par une pirouette du style:" Bien que la majorité des historiens s'accordent aujourd'hui sur la chronologie des Evangiles, on ignore toujours la date précise de leur parution".[4]
Mais en corollaire à cet intérêt chronologique, se profile une autre question : l'origine des quatre évangélistes.
Notre propos n'est pas "d'apporter de l'eau au moulin" de la polémique de la datation. Il est plutôt d'essayer de lier les deux problèmes,- identitaires et chronologiques-, et de parvenir, à partir d'une "investigation" sur le nom d'un lac, à une réponse justement moins "vague".




I. Lac ou mer ?

Lorsque l'on parcourt la carte d'Israël, on aperçoit deux tâches bleues reliées du nord au sud par un long fil d'azur.
La tâche du nord est la "Mer de Kinnereth"[5], plan d'eau douce d'une superficie de 200 km2, le fil d'azur est la rivière du Jourdain qui se déverse dans la tâche du sud, c'est-à-dire la "Mer Morte"[6], étendue salée de 1000km2.   
Dans les Evangiles de Matthieu et de Marc, le plan d'eau douce du Nord d'Israël est nommé " La Mer de Galilée"[7], du nom de la région, ou même tout simplement " La Mer "[8].
Chez Luc[9], il est appelé " Le Lac de Gennesareth", du nom d'un bourg sur sa rive Nord-Ouest, tandis que Jean[10] l'appelle par un nom composé: "Mer de Galilée-Tibériade", ainsi que " Mer de Tibériade", tout court.

Pourquoi ces variantes ? Que nous apprennent-elles sur l'identité et l'origine des quatre évangélistes ? Y a-il ici un indice formel sur la date de la rédaction à partir de leurs " témoignages"?
En lisant Matthieu et Marc, on a le franc sentiment, à certains détails révélateurs[11], qu'ils sont des autochtones de la Galilée. Il est plus que probable qu'ils aient été eux-mêmes des pêcheurs[12], tant leur connaissance de cette activité semble parfaite.
En tant que Galiléens, il est assez naturel qu'ils aient octroyé à une surface d'eau minuscule le titre pompeux de " Mer ". On retrouve ce réflexe "ethnocentrique", que l'on pourrait mettre sur le compte d'un fier et ombrageux provincialisme, dans la Bible qui appelle "fleuve" un ruisseau, "mont" une bosse, et même "mer"[13], la grande baignoire dans laquelle les pontifes faisaient leurs ablutions sur l'esplanade du Temple de Jérusalem[14].
De même Jean, dont on pense qu'il appartenait à une lignée de
"Cohanim" (prêtres desservant au Temple de Jérusalem), et dont l'origine judéenne semble un fait sûr[15], reste fidèle à la terminologie biblique qui désigne systématiquement toute surface d'eau par "mer".
Luc par contre, grand voyageur sillonnant la Méditerranée (en compagnie de Paul ?), ne pouvait décemment pas employer le terme de "mer" pour une étendue "grande comme un mouchoir". Ce serait ce souci de précision qui l'aurait fait préférer le terme de "lac", plus adapté[16].
Il semblerait donc que ce n'est pas l'Evangile de Jean mais au contraire celui de Luc, pourtant un des trois "synoptiques", qui, au moins sur ce point, dépareille.
Mais est-ce une raison suffisante pour faire de Luc un " grec, païen d'origine" "un prosélyte, converti sans doute par Paul" ou " un juif de la diaspora" [17]?


II. "Gennesareth" ou " Tibériade"
      
Si l'on ne connaît pas avec précision l'origine du nom "Gennesareth"[18], on sait pertinemment que "Tibériade" vient du nom de l'empereur romain "Tibère" ( 42 avant JC- 37 après J.C).
C'est en 18 après J.C, soit 4 ans après la montée au trône de Tibère, que Hérode Antipas, le fils de Hérode, fondit cette ville en l'honneur de l'empereur romain. En 39 après J.C, son fils Agrippas I en hérita, et elle passa en 61 à Agrippas II.
Le développement de la ville fut lent et progressif, et ce n'est qu'en 66, c'est-à-dire juste avant "La grande révolte des Juifs contre les Romains" (66- 70 après J.C) qu'elle devint la "capitale", non seulement administrative mais aussi économique, de la contrée.
Bien qu'alors, elle dépassa en nombre d'habitants, en étendue, et en importance, les anciens bourgs tels que Gennesareth ou Kfar Nahum[19] accrochés sur les rives du lac, l'ancien nom " Mer de Galilée" ne disparut pas tout à fait. La preuve est que Jean juxtapose les deux noms : Mer de "Galilée-Tibériade".
Mais Matthieu et Marc emploient exclusivement celui de "Mer de Galilée" et ignorent celui de "Mer de Tibériade".
Est-ce de leur part un anachronisme intentionnel ? Ou bien est-ce vraiment que Tibériade, à leur époque, n'avait pas encore la notoriété qu'elle eut lorsque Jean rédigea son Evangile ?
Une réponse précise est en mesure de positionner Jean (au moins du point de vue chronologique) par rapport à Matthieu et Marc.
Malheureusement, nous n'avons dans les textes de ces derniers, aucune preuve formelle d'une volonté délibérément anachronique, et la question reste en suspend.

Epilogue

Est-ce finalement Luc qui nous donnera la clé du problème ?
Pourquoi Luc emploie t-il l'expression "Lac de Gennesareth" et jamais "Mer de Tibériade"?
Est-ce parce que la ville de Tibériade, au moment où il rédigea son Evangile, n'avait pas encore supplanté le bourg de Gennesareth ?
De deux choses l'une : Soit qu'il répugnait (à l'instar de patriotes galiléens tels que Matthieu et Marc) à prononcer un nom, Tibère, à la gloire d'un Empereur de cette Rome exécrée par les premiers chrétiens, soit que la rédaction de son Evangile est antérieure à celui de Jean.
La première supposition se trouve contredite par le fait que Luc est le seul évangéliste à évoquer nommément cet Empereur[20]. Dans ce cas, il n'existerait qu'une seule déduction possible : Si L'Evangile de Luc date en effet de 90 après J.C, celui de Jean est plus tardif.
Mais si la chronologie de la rédaction de l'Evangile de Luc est plus ou moins cernée, une inconnue demeure : son identité. D'où vient-il ? Qui est-il ?
On sait que l'immense majorité des exégètes lui refuse systématiquement la qualité de Fils d'Israël et d'autochtone galiléen[21].  
Mais si Luc était vraiment un prosélyte grec, par quel étrange paradoxe, on retrouve chez lui seul les "détails" de la " brith milah" (la circoncision) et de la "bar- mitzvah" (communion) de Jésus[22]. Pourquoi ce disciple de Paul qui prône la non- circoncision des convertis trouve tant d'intérêt et met autant d'insistance à nous parler de la circoncision du "Messie" ?!
Quant à l'hypothèse de son origine juive diasporique, elle se trouve démentie par sa prononciation typiquement galiléenne de Jérusalem : Ierousalem.[23] De plus, et les indices topographiques et toponymiques qui parsèment son témoignage le montrent amplement[24], il connaît la Galilée "comme sa poche", et en tous cas pas moins que les deux autres Galiléens que sont Matthieu et Marc.
Une conclusion s'impose : S'il est exact que Luc a beaucoup voyagé ( à l'âge adulte et surtout lors des ses pérégrinations en Asie Mineure), et qu'il était un lettré[25], il ne nous semble pas moins vrai d'affirmer qu'il était  un Fils d'Israël, originaire de la Galilée. Elle demeurait toujours pour lui cette patrie natale qu'il a dû quitter après les persécutions et la répression par les Romains des rébellions galiléennes[26].
On serait presque tenté de dire qu'il a la nostalgie de Gennesareth, le bourg où il est né et où, sur les rives de son lac tant aimé, il a passé les plus beaux jours de sa jeunesse. L'Evangile de Luc serait alors "La Bonne Nouvelle du retour de l'enfant prodigue"[27].

Une histoire d'eau qui risque de faire des vagues…    


 David A. Belhassen




[1] L'année de la destruction du Temple de Jérusalem. Cette date, la plus basse possible, a été retenue parce que certains passages de Marc et Matthieu y font allusion.
[2]  En particulier chez Marc et Matthieu où on pense qu'ils sont des ajouts tardifs.
[3] Le fait par exemple que l'Evangile de Marc est le texte le plus court ou encore parce qu'il ne dit rien de la généalogie de Jésus.
[4]  " Chronique du procès Jésus". Weddig Fricke. P. 18. Ed. Liana Levi. Paris 1989
[5]  Deutéronome 3, 17. D'après certains linguistes israéliens, le contour de ce plan d'eau qui rappelle vaguement celui d'une harpe ("Kinnor" en hébreu) serait à l'origine de cette dénomination.  
[6]  Littéralement: " La mer du sel" en Hébreu.
[7]  Matthieu 4.18; Marc 1.16
[8] Matthieu 13.1; Marc 2.13
[9] Luc 5.1
[10] Jean 6.2; 21.1
[11]  Ils connaissent parfaitement la topographie de la Mer de Galilée, ses moindres recoins et hameaux perchés sur les collines. Matthieu (4; 13) sait que Capharnaüm est aux frontières de Zebulon et Naphtali, tandis que Marc (8; 10) nous parle d'un "bled perdu" Dalmanoutha qu'il est le seul à connaître.   
[12] Ils emploient des termes techniques de pêche ("les éperons", "la senne") et s'étendent, de façon admirative et quasi méticuleuse, sur le fait que les premiers disciples de Jésus étaient des pêcheurs en train de "réparer leurs filets". Matthieu 4, 18-22; Marc 1, 16-20  
[13]  Chroniques II, 4.6
[14] Tout cela peut prêter à sourire, mais il ne faut pas oublier que l'on parle d'une époque où le patriotisme n'était pas encore considéré comme du "chauvinisme".

[15]  Voir Sœur Jeanne d'Arc. Les Evangiles. p 464. Ed Desclée de Brouwer. Paris 1992   
[16]  Sœur Jeanne d'Arc. Les Evangiles. Op.cit. p.340
[17] Sœur Jeanne d'Arc, Les Evangiles. op. cit. p. 283-284. En regard de sa langue grecque classique,  détonant du grec fruste et à saveur populaire des autres évangélistes, les exégètes s'accordent presque tous sur Luc: Ils font de lui un prosélyte, ou à la rigueur un juif de la diaspora, originaire d'Asie Mineure. 
[18]  Il semblerait que ce soit une variante grammaticale de "Ginnosar", mot contracté qui signifierait:
 " Les dix jardins". 
[19] En hébreu: "Village de Nahum", transcrit en un seul mot en français: Capharnaüm.
[20] Luc 3, 1: "En l'an 15 de Tibère César"
[21] Voir note 17   
[22]  Luc. 2; 21, 2; 41. Luc est aussi le seul évangéliste à nous entretenir des lois du pentateuque traitant de l'impureté après un accouchement.
[23] Voir dans  le texte en grec la différence entre les deux prononciations.
[24]  Par exemple : " Ils débarquent au pays des Gadereniens qui est du côté opposé à la Galilée…" Luc. 8; 26.
[25]  C'est là l'explication de sa riche langue grecque
[26]  Luc. 13.1
[27]  Voir "la parabole du fils prodigue", Luc. 15;11 

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